Quai des enfers
De tous nos sens l’olfaction est pour moi l’un des plus fascinants.
En fonction de notre histoire et de nos expériences se créent des attirances ou des rejets instinctifs, des petits scénarios que l’on invente, une perception sur plusieurs niveaux d’espace et de temps.
Entrant dans une pièce on devine le bouquet qui y a séjourné, parfois le repas qui y a été pris, la vie des personnages qui y sont entrés.
Que celui ou celle qui n’a jamais changé de direction pour suivre, les narines palpitantes, un ou une inconnue dont le parfum l’a envouté(e) ose me dire le contraire !
Quai des enfers
Ingrid Astier
Gallimard (Série Noire) ; 400 pages ; 17,50 euros
Une plongée en eaux troubles et nauséabondes…
Paris, 18 décembre. Le Zodiac de la Brigade Fluviale découvre une barque immobilisée face au 36 quai des Orfèvres. A l’intérieur, le corps d’une belle inconnue et la carte de visite de Camille Beaux, un célèbre parfumeur. Cela ne va pas faciliter la tâche du commandant Jonathan Desprez car Camille est un de ses meilleurs amis. Le mystérieux cadavre révèle peu à peu ses secrets, on découvre qu’il s’agit de celui de Kéa Sambre, mannequin réputé ayant reçu régulièrement des menaces anonymes et des roses lacérées. La piste oriente les enquêteurs vers Jim Troppman, probablement la dernière personne à avoir vu Kéa vivante. Mais quel rôle a bien pu jouer cet artiste spécialisé dans les évènements branchés ?
Pendant ce temps, Rémi Julliard, de la Brigade Fluviale, fin connaisseur de la Seine et de ses étranges squatteurs, utilise son réseau de connaissances pour surveiller le fleuve. Une aide non négligeable, surtout après la découverte du cadavre de Jim Troppman, artistiquement mis en scène… puis celui d’autres cadavres féminins, eux aussi abandonnés dans une barque et confiés à la Seine.
Le meurtrier nargue les enquêteurs et ses actes sont de plus en plus spectaculaires.
La Seine sera-t-elle complice ou délatrice ?
A vue de nez, quel dénouement ?
A la lecture de ce roman, il s’est produit un phénomène étrange. D’abord l’intrigue que j’ai suivie avec intérêt bien sûr, mais surtout une accumulation de réflexions au fur et à mesure des pages. J’imaginais sans peine Ingrid Astier, jeune femme parcourant les rues de Paris, en vélo ou à pieds, portant à chaque fois un œil neuf et curieux sur les petits détails, les petites histoires des rues et bâtiments.
Ensuite la sensation très nette que l’auteur s’est littéralement nourrie de toutes ses connaissances, de tout ce que ses sens en éveil lui apportent sans cesse, pour les offrir dans ce roman très atypique.
Cela donne un texte avec de multiples parenthèses, de nombreuses digressions, pour ancrer personnages et lieux dans ce qu’ils ont de plus charnel, de plus tactile, de plus olfactif, de plus musical, de plus visuel.
Entre cuisine, parfums, musique, goût, toucher, vision « autre », entre art, esthétisme, baroque, dans tout ce qu’il y a d’harmonie et de dissonance pour créer l’émotion, ce livre s’aventure sur des chemins originaux et cela vaut la peine de s’y intéresser.
Et puis la Seine ! Personnage ou plutôt pouls d’une ville, charriant immondices et limon, histoires englouties ou reflets tantôt inquiétants et tantôt fascinants, l’utilisation de ce fleuve comme une métaphore des agissements humains offre une tout autre vision des évènements : ce qu’il se passe au-dessus, ce qu’il se passe en dessous, ce qu’il se passe sur les côtés.
Tout est à multiples dimensions et multi sensoriel.
Il y a un remarquable travail de documentation, ce qui n’est pas négligeable. Même si on sent de temps en temps le côté appliqué et studieux lors de la rédaction.
Mais cela foisonne tellement, c’est tellement généreux, que ce n’est finalement pas très important.
Non, vraiment pas.
Il est très étonnant que jamais personne ne se soit encore intéressé à cette Brigade Fluviale, à son rôle, à tous les êtres marginaux qu'elle côtoie. Belle audace et belle curiosité de la part de l'auteur qui le fait d'une plume (oui, une plume, une vraie!) précise, non sans respect, humanité et tendresse.
Les personnages, nombreux, ne sont pas seulement décrits par leurs faits et gestes, mais enrichis de petits détails exploités de manière originale. L’auteur, on le perçoit nettement, a pris son temps pour que chacun prenne vie et devienne autonome.
Le dénouement s’ancre sur l’analyse psychologique des personnages, et plonge dans leur part d’ombre.
Bien sûr, quelques puristes du roman policier risquent d’être déstabilisés !
C’est un risque qu’il faut prendre.
Après tout, en littérature, tout est permis.